vendredi 24 avril 2009

De l'inutilité de la littérature

Pendant que tu es plantée devant la caisse enregistreuse tu te trouves aussi dans un long tunnel sans fenêtres et sans fin. Ses parois épaisses ne laissent pratiquement rien pénétrer, et surtout pas ce charabia qu’on voudrait bien te faire passer pour du français – Sub-total! Pèses sur sub-total! Tout ce que tu arrives à capter est l’odeur de la femme postée derrière toi – joyeux mélange de gomme à la fraise et de sueur.

Sub-total! Sub-total!

Entre deux navets, quelque chose te saute aux yeux, dans toute sa laideur choquante. Mais qu’est-ce que c’est que ce truc difforme, couvert de pustules? On dirait ton frère de quinze ans.

Ta nouvelle gérante – une Asiatique aux cheveux courts, dont les yeux bridés se plissent d’exaspération dès qu’ils se posent sur toi – soupire bruyamment :

Cilri roos! Cilri roos!

Quoi? Celery roots?

Yes! Cilri roos!

Tu sens ton regard s’embuer.

Calme-toi, respire. Tu es brillante – tu as déjà lu Madame Bovary deux fois, nom de Dieu! C’est impossible que tu n’arrives pas à scanner ce foutu légume!

Madame Bovary! À nouveau cette – délicieuse – envie de pleurer te prends : tu la sens qui monte en toi - irrésistible. Comment est-ce qu’un vieux bourgeois fini comme Flaubert, n'ayant jamais de sa vie mis le pied dans un marché, pourrait t’aider à vendre du céleri-rave?

Visages de plâtre, visages heureux – un beau Juif hassidique: la gentillesse dans son regard. Tu glisses dans ta poche cette douceur, ce sourire – le seul, en huit heures, dont tu te souviendras.

Eight thirty-six, please. L’anglais dans ta bouche te fait l’effet du papier mâché; pendant que tu parles tu sens le mépris chez certaines vieilles femmes aux yeux noirs, qui achètent des sacs débordant d’aubergines – en spécial à trois pour deux dollars cette semaine. Tu es l’idiote de service, la petite Québécoise empotée. Jamais tu ne pourras être des leurs : ta peau blanche et ton accent te trahissent - tes collègues cassent du sucre sur ton dos dans un anglais approximatif, croyant que tu ne les comprendras pas. La vieille Chinoise dit deux fois le mot disaster. Elles rient très fort.
Leurs rires te font mal.

Tu es brillante, c’est vrai: tu es cent fois plus intelligente que ces caissières trop maquillées – et pourtant elles sont, au travail, aussi efficaces que des machines, tandis que pour ta part tu dois faire un effort de tous les instants pour te souvenir que deux et deux font quatre.

En sortant de l’épicerie tu crois encore entendre des ricanements dans ton dos.

3 commentaires:

Le cent-coeur a dit…

Agréable journée, à ce que je vois...

Anonyme a dit…

Ouais, très agréable en effet.Mais ça donne un maudit bon texte !!!
Jean-Marc :-)

Henri Letham a dit…

Merci.
Mais j'ai oublié un instant, là, que je n'devais plus écrire.